La lune était pleine ce soir-là. Argentée, lénifiante, elle apportait une touche de réconfort à cette soirée obscure et malsaine. Thyméo était resté planté là, désempli, regardant la voiture s’éloigner peu-à-peu. Les sirènes bleues et blanches dansaient dans la pénombre. « Ne meurs pas, s’il te plaît, ne meurs pas ... » Le jeune homme avait lâché ça dans un murmure, espérant secrètement qu’il l’entende alors que la voiture n’était déjà plus visible, emportée par un brouillard glacé. Il avait cette connexion spéciale, unique avec son père, ils étaient les rois du monde. Il ne pouvait pas mourir ce soir, c’était inimaginable. Une odeur d’amertume flottait dans les airs tandis qu’il fronçait les sourcils. Ce n’était plus qu’une question de minutes, de secondes, avant que ces perles salées ne se décident de couler. Il n’avait pas le droit. Il lui avait promis qu’il allait mieux, qu’il s’en sortirait malgré tout, qu’il allait se battre de toutes ses forces. Beaux mensonges et faux espoirs. L’amère mélodie des sirènes n’était plus qu’un lointain murmure quand ses jambes ont flanchées et ses larmes ont coulées. « Tu peux pas me laisser comme ça … »

L'hôpital était froid, dur et avait comme seuls sentiment de la peur et de la tristesse. Un endroit remplit de larmes, fade, boueux et macabre. A chaque fois que les portes coulissantes s'ouvraient et l'invitaient à pénétrer dans l'enceinte, l'odeur de javelle lui donnait la nausée. Son père l'attendait dans sa chambre blanchâtre et sans émotions comme tous les jours, à dix-sept heures. Thyméo ne manquait jamais un seul rendez-vous et au lieu d'aller jouer au foot avec ses amis après l'école, il fonçait dans un bus pour se rendre à l'hôpital. Jamais il n'a regretté ces années. Quand l'adolescent âgé de quinze ans avait poussé la porte, son père dormait. Il a soupiré. Il le sentait de plus en plus faible ces derniers temps, le plus souvent, il avait les yeux clos et des ronflements s'échappaient de sa bouche. Il n'en avait plus pour longtemps. Son crâne était chauve à cause de toutes ces années de chimiothérapie. Des années et des années d'efforts, d'espoirs et de labeurs inutiles. Il allait mourir de toute façon. Quand les Sheeran pensaient avoir battu le cancer, il était revenu en force, comme ça, un soir, sans prévenir personne. Putain de maladie de merde. « Papa ... » Thyméo avait gentiment secoué l'épaule de son père qui ouvrit doucement les yeux. Il était faible, et le simple fait de garder les yeux ouverts étaient une épreuve rude pour le malade. Il sourit, regardant son fils avec amour et fierté. Le voir emplissait toujours son cœur de bonheur, il se sentait seul dans cette chambre terne. Il lui apportait de la lumière. « Hé... » Sa voix rauque et brisée donnait à Thyméo l’effet d’une flèche dans le cœur. Les derniers souvenirs de son père allaient être ceux d’un homme faible et mourant, il n’était plus le héros qui le lançait dans les airs quand il était gamin. Mais il était toujours son héros, et ceux à tout jamais. Il allait mourir dans cette chambre. Les derniers instants de sa vie n’allaient pas être autour de la cheminée, accompagné de sa femme et de ses enfants, mais dans cette chambre froide et lugubre, tout seul, ou peut-être en compagnie d’infirmières avec qui il n’a jamais rien vécu et qui allaient l’oublier aussitôt. C’était triste. Une larme discrète dévalait la joue du malade tandis qu’il cherchait la main de son fils. Il la serra, fort, comme s’il lui suppliait de ne pas partir. « Je t’aime, papa. » Thyméo avait souri, embrassant la main tremblante de son père. « Je t’aime aussi ». Il est mort le jour suivant. Il avait murmuré quelque chose dans son dernier soupir, mais l’infirmière n’y avait prêté aucune attention. Ce n’était pas important, après tout.


La lumière du réverbère clignotait de manière irrégulière, l'ampoule jaune n'allait sûrement pas tarder à rendre l'âme. Il faisait froid ce soir-là, un de ces froids qui donnent envie de rester chez nous, dans notre nid douillet, entouré d'une grosse couverture en laine et d'un bond chocolat chaud. J'avais malgré tout choisi d'accompagner mon meilleur ami faire la fête et la compression de la foule dansant, se déchaînant et se collant les uns aux autres m'apportait une certaine chaleur. Beaucoup de trop de chaleur. Je me sentais tomber. Je n'étais pas saoul, mais l'envie de dégobiller se faisait ressentir alors que je me frayais un chemin vers la sortie. Le changement de température, bien que brutal, était presque agréable. L'air frais remplissait mes poumons, mais procurait à ma gorge une certaine irritation que j'essayais d'ignorer. Le ciel était nuageux, il allait sûrement neiger et les jours suivants allaient être de plus en plus froids, c'était inévitable. Les mois de décembre étaient les pires à Sunnyside. C'est quand j'allais retourner dans la boîte qu'un toussotement attira mon attention.

La chute était certaine quand ses yeux se sont posés sur ces boucles chocolatées, parfaites. Il aurait dû rentrer directement, ne pas se poser toutes ces questions. « Qui est-ce ? Qu'est-ce qu'il lui arrive ? Est-ce qu'il pleure ? A-t-il besoin d'aide ? Pourquoi ces vêtements alors qu'il fait si froid ? » Son caractère curieux l'avait obligé à s'approcher de cette âme inconnue, il était assis sur le sol glacé, la tête dans les mains et Thyméo ne parvenait pas à voir son visage. Il avait imaginé des yeux marron, avec une peau mate, peut-être. Tout ce qu'il pouvait voir, c'était ces boucles majestueuses qui cachaient son visage. Il s'était raclé la gorge et le jeune homme à terre avait relevé la tête tout d'un seul coup, comme s'il avait été pris sur le fait. A la vue de son visage, Thyméo a reculé d'un pas brusque et incertain. Il était dans un état pitoyable. Le nez ensanglanté, des ecchymoses multicolores éparpillées un peu partout sur son visage et des yeux plus verts que l'émeraude. Le bouclé lui a lancé un regard méprisant tandis que Thyméo s'est rapproché de lui pour constater de plus près les dégâts. « Hé, t'as besoin d'aide ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? » « Casse-toi, j'ai pas besoin de toi. » Etrangement, il avait dit ces paroles crues comme s'il lui avait dit bonsoir. Sans intonation, sans émotions, vide de sentiments. « Okééé... Viens, lève-toi, je vais t'aider. » Thyméo n'avait pas pris les dernières paroles du bouclé en compte et l'aidait déjà à se relever. « J'ai pas besoin de toi, putain ! » Le jeune adulte aurait sûrement pût le croire s'il se serait un minimum débattu. Au contraire, il laissait Thyméo le guider jusqu'à sa voiture, non sans se plaindre dans sa barbe, certes, mais sans chicaner. C'est en silence qu'il l'a conduit jusqu'à son appartement.

« Attention, ça risque de piquer ... » Le coton imbibé d'alcool s'est plaqué sur la lèvre entaillée du bouclé tandis qu'il grimaçait sous la douleur, manquant de lancer mille blasphèmes à son guérisseur. Thyméo se retenait de sourire, ne tenant pas à subir la foudre de cet adolescent inconnu. Il était totalement étranger, Thyméo ne connaissait rien de lui, rien. Même pas son prénom. Il aurait pût avoir ramené un criminel chez lui, il n'en savait rien. « Voilà. » Il ne le remercia pas, se contentant seulement de lui lancer un regard lourd et désagréable. Ingrat. Thyméo, soupirant, joignit ses mains sur la table, tentant de rendre la même attention à son interlocuteur. Echec. « Alors ? Tu vas te décider à me raconter ce qu'il s'est passé ... ? » Le bouclé secoua la tête et tapa sur la table, visiblement en rogne. « C'est ce connard qui m'a cherché ! Et quand j'étais en train de lui exploser la gueule, il a appelé tous ses petits toutous en renfort ! Ce lâche ! Si j'le vois je le-... » « Hé, oh, on se calme ! Tu vas rien faire à personne, compris ? Comment tu t'appelles ? » Le boulé soupira. « Maxxie ... » « Thyméo. Qu'est-ce que tu faisais dehors à cette heure-ci ? » « Qu'est-ce que ça peut te foutre ? » « Je... » « Ecoutes, c'est cool de ta part de me ramener là, de me soigner et tout ça, mais j'ai vraiment besoin de personne. » « Sympa ... » « Désolé. » Puis il a claqué la porte. Je n'ai pas eu de nouvelles de lui pendant un mois, deux mois, trois mois ... L'hiver venait de se coucher et j'avais commencé à l'oublier quand il est réapparu dans ma vie comme un voleur.

« Euh … Salut … Thyméo, c’est ça ? » Une main derrière la tête, on sentait de la gêne dans la voix de Maxxie, pourtant, il ne fallait pas l’être pour se pointer devant chez moi après être parti si brusquement des mois plus tôt. C’était inattendu. Quand j’ai ouvert la porte, je n’ai pas pu m’empêcher de froncer les sourcils. Je ne l’ai pas tout de suite reconnu, il n’avait plus d’œil au beurre noir ni d’hématomes violets sur le visage. Ce sont ses yeux verts et ses boucles qui m’ont mis la puce à l’oreille. Je le redécouvrais. Il n’était plus le jeune homme confiant et désinvolte de notre première rencontre. Il semblait déboussolé, perdu, il bougeait sa jambe nerveusement. « Euh … Ouais? Je… » Il m’avait pris de court. « Entres. » T’es trop gentil, Thym, tout va te retomber dessus. J’aurais aimé pouvoir écouter ma conscience et dire au bouclé de déguerpir, mais il avait déjà passé le seuil de la porte et moi je l’avais refermée derrière moi. Trop gentil, t’es trop gentil. Il regardait autour de lui, les mains dans les poches comme si c’était la première fois qu’il découvrait les lieux. J’imagine que lors de sa première visite il n’avait pas eu le temps d’explorer. J’allais lui demander ce qui l’amenait, mais il m’a devancé. « Désolé de te déranger … Je savais pas où aller … » Ce mec était plein de secrets, il m’intriguait comme personne. J’veux dire, pourquoi venait-il chez moi ? J’étais juste l’inconnu qui l’avait soigné quelques mois plus tôt et qu’il avait royalement envoyé chier sans aucune reconnaissance. Pourquoi se pointer comme ça ? Je pensais qu’il m’avait oublié depuis longtemps. « Et donc t’as pensé : ‘Hé, et si j’allais chez l’autre baltringue qui m’a aidé y’a des mois de ça sans que je le remercie une seule fois !’ … Logique j’ai envie de dire. » C’était méchant, c’était cru, j’avoue. D’autant plus qu’il avait déjà l’air assez mal-à-l’aise comme ça. « J’avais vraiment nulle part où aller … Désolé … Je peux partir si tu veux. » Ok, il me faisait peine. Je l’ai pris en pitié. Je ne savais pas si c’était de la comédie, mais en tous les cas, ça marchait. J’ai soupiré. « C’est bon, c’est rien. Assieds-toi … » Il ne s'était pas fait prier et avait pris place sur mon modeste canapé sans broncher tandis que je m’étais assis en face de lui. « Alors ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? » Evidemment, s’il croyait pouvoir se ramener comme ça et profiter de ma gentillesse sans rien m’expliquer, il pouvait se foutre un doigt où je pense. Il a soupiré, jouant avec ses pouces. « J’suis à la rue ... » Pas mon problème. « Et j’ai nulle-part où aller … T’as l’air d’un mec sympa alors j’me suis dit que peut-être … » Le rire qui s’est échappé de ma bouche à ce moment-là était plus sadique et méchant que je ne l’aurais voulu, mais je n’ai pas pu le retenir. « Attends, tu t’as cru que c’était les restos du cœur chez moi !? Je t’aide, t’oses partir sans même me remercier et tu te pointes des mois plus tard en-… » « C’est bon, j’ai compris. Je m’en vais. » Il s’est levé, prêt à partir. J’allais le regretter, je le savais, mais il me faisait ... pitié. « C’est bon, ok. Juste pour ce soir. » Il est resté le soir suivant, puis le soir suivant, puis le suivant. Mon colocataire commençait à péter les plombs, mais plus les jours passaient, plus il m’intriguait. Il gardait toujours une part de mystère, parlait de lui sans trop en dire et ne portait que des t-shirt à manches longues.

Maxxie aimait les pâtes fondantes à la crème fraîche avec beaucoup de gruyère. Il avait cette habitude de fermer les yeux et jeter sa tête en arrière quand il rigolait et une fossette se formait sur sa joue droite quand il souriait. Il avait peur des plus petites choses, mais les grosses ne l’effrayaient pas. Un innocent moustique le faisait courir dans toute la maison, mais trois grands gaillards prêts à le dégommer ne l’effarouchaient pas. Il aimait le danger, détestait la routine. Il avait cette manie de chercher la merde partout où il allait, il était incontrôlable ; Un garçon de la rue. Après quelques mois, Thyméo commençait à connaître les différentes facettes de l’adolescent, et il savait maintenant que Maxxie entrait et sortait de la vie des gens sans prévenir, et ceux malgré tous les services que l’on pouvait lui rendre. Quand l’envie le prenait, il partait tôt le matin et ne revenait que des semaines plus tard. Où il allait ? Thyméo n’en savait rien. « Il est trop bizarre … » Son colocataire n’arrêtait pas de lui répéter la même chose jours après jours. Il était juste spécial. Il lui manquait tellement de pièces pour compléter le puzzle, qu’était le bouclé … Thyméo commençait dangereusement à s’attacher à lui, malgré tous les efforts qu’il faisait pour ne pas tomber. La chute était proche. « Attention, Thyméo, tu sais qu’un mec comme ça n’est pas fait pour toi … Tu mérites mieux ! » Il était souvent mit en garde, son ami surveillait le bouclé de très près. Il savait que Thyméo n'était qu'une épave émotionnelle à s'attacher à tout vent, et surtout aux mauvaises personnes. Oui, parce que les mecs comme Maxxie ne sont que des nids à problèmes, n’est-ce-pas ? Il était beaucoup trop mystérieux, beaucoup trop lunatique. Limite bipolaire. Une fois, Thyméo avait posé ses lèvres contre les siennes. Un baisé volé, doucereux et bénin. Il n’aurait pas dû. Maxxie avait ouvert grands les yeux et s’était exclamé en bégayant : « Je ... Je suis pas ... J'suis pas gay ! Désolé ... J'suis pas gay. » Il ne voulait seulement pas s’avouer qu’il avait aimé embrasser un garçon. Il était partit en trombe et n’était revenu qu’une semaine plus tard, comme si de rien n’était. Ils n’en ont plus jamais parlé. La chute allait être impitoyable pour Thyméo. Malgré toutes les informations qu’il avait récolté sur le bouclé, il ne savait pas encore qu’il n’était rien d’autre qu’un profiteur, manipulateur, incapable de ressentir le moindre sentiment. La chute allait faire mal.