"Chacun son karma." disait toujours Papa lorsque nous étions jeunes et que nous pleurions parce qu'il n'y avait rien à manger pendant que nos estomacs criaient famine. Nous, c'étaient mes frères et soeurs, et moi. Je suis la troisième née d'une suite de sept enfants. Ma mère avait toujours voulu avoir beaucoup d'enfants, et ça oui, elle l'a réalisé son rêve, mais au prix de notre bonheur.
Sept enfants à la maison, cela voulait dire beaucoup de responsabilités, beaucoup d'aide de notre part dès que nous étions en âge d'en fournir. Voilà comment, à quatorze ans, je me suis retrouvée à faire divers petits boulots au noir dans toute la ville. Je ramassais des fruits et des légumes dans les jardins, je tondais les pelouses, lavais les voitures, allait faire des courses... Mon triste sourire, mon regard vide de toute joie et mon prénom un peu difficile à prononcer faisaient de la peine aux gens que j'allais aider, et ils m'aidaient en retour en me donnant un peu plus d'argent, ou un petit pourboire pour que j'aille m'acheter quelque chose juste pour moi. J'étais contente en rentrant à la maison, car mes cadets allaient pouvoir manger... Lorsque ma soeur de trois ans mon aînée ne ramenait rien parce qu'elle estimait qu'elle n'avait pas à aider aux revenus familiaux, mon père s'énervait, et parlait très vite, en grecque. Ma mère et lui sont d'ailleurs toujours restés très discrets sur le comment du pourquoi ils sont venus habiter en Amérique. Ils nous ont appris la langue de nos origines, chacun à notre tour, pour que nous n'oubliions pas d'où nous venions, mais sans pour autant être fiers et heureux de dire "Oui, nous sommes grecques !". Moi, je suis née en Amérique, c'est mon frère le plus âgé qui est né peu avant l'arrivée à Sunnyside, mais il était vraiment trop jeune pour s'en souvenir, et a de toute façon la nationalité américaine. Comme nous tous. Peut-être ont-ils voulu faire fortune ici, qu'en sais-je ? Nous n'en parlions pas, mais maman pleurait souvent.

A ma majorité, j'ai décidé de prendre un petit emploi stable tout en continuant mes études. Cela m'a permis de m'échapper un peu, et de prendre mon indépendance. Mes deux aînés étaient déjà partis depuis bien longtemps, ils n'avaient pas non plus voulu s'éterniser. J'aurais bien voulu moi aussi partir de la maison, seulement mes parents sont tombés gravement malade. Cancer du poumon, pour mon père qui fumait trop, et cancer du sein pour ma mère. Faute à pas de chance, mais en attendant il ne restait plus que moi pour m'occuper d'eux, les autres étant trop jeunes. L'argent que je ramenais n'était pas suffisant, j'ai dû me battre bec et ongles avec le cadet pour qu'il se mette à se bouger et à aider... Ils ne voulaient rien entendre, la plus jeune ayant huit ans je comprenais le fait qu'elle n'aidât pas, mais les trois autres pouvaient un peu y mettre du leur, cela tombait sous le sens dans mon esprit. La famille comptait plus que tout.

Dans la douleur, je faisais des heures supplémentaires à la caisse d'un des supermarchés de la ville, tout en m'efforçant de réussir mes études. Je travaillais même lorsque ce n'étaient pas mes heures, dans l'espoir de gagner un petit quelque chose en plus à la fin du mois pour permettre à mes parents de faire leur chimiothérapie. Agacé, mon cadet est parti bien trop tôt de la maison, avant sa majorité. Nous n'avons encore aujourd'hui plus de nouvelles, il a dû refaire sa vie loin du malheur et de la pauvreté... Je ne me maquillais pas, ne m'achetais jamais de nouveaux vêtements comme toutes les jeunes filles normales. Il m'arrivait de m'endormir en cours tellement je trimais le soir. Il ne me restait pas énormément de temps pour étudier, cependant je passai avec brio la première année d'université, dans l'espoir de devenir un jour professeur de grecque. Etant ma langue natale, je n'avais pas de mal à le parler, les cours m'étaient donc superflus et je m'en dispensais volontairement pour rendre deux ou trois services payés aux voisins. Je savais que mes parents n'allaient pas guérir, j'étais seule face à l'adversité et commençais sérieusement à perdre espoir.

Puis ils sont arrivés dans ma vie, totalement par hasard, quelques années après. Guewen et Thibalt. Surtout Guewen. Une bouffée de bonheur. Il dégageait tant d'érotisme, rien que de par sa démarche... Il me faisait littéralement fondre. Malgré la différence d'âge. Pourquoi étudiait-il encore à son âge, je l'ai appris totalement par hasard. Ses origines étaient, comme les miennes, assez éclectiques. Quand j'y repense, je me demande ce qui m'a pris de lui adresser la parole de la façon de laquelle je l'ai fait. C'était pourtant dénué de préjugés, j'étais vraiment convaincue de ce que j'avançais. Il a ri, est entré dans mon jeu, puis dans mon coeur.
Thibalt lui, ne m'inspirait pas tant confiance que cela, mais je me taisais. Je voyais bien que quelque chose clochait dans son comportement. J'en faisais fi pour le bien de notre trio que j'adorais. Je ne leur parlais pas de ma situation précaire, ni de la maladie de mes parents. Ils savaient seulement que je venais d'une famille nombreuse qui avait émigré de Grèce bien des années auparavant, et c'était déjà bien assez. J'avais l'air d'une jeune fille normale à leurs yeux, j'étais presque... presque heureuse. En présence de Guewen, je rayonnais. Je ne voulais pas me l'avouer, mais qu'est-ce qu'il me plaisait... J'avais d'abord craqué sur son physique, mais en apprenant à le connaître j'avais complètement chaviré. Il était marqué par une histoire tellement prenante, un passé digne des plus belles épopées. Il me faisait rêver.

Thibalt a appris totalement par hasard que mes parents étaient malades. Je n'ai pas vu qu'il était resté derrière moi pendant que je téléphonais à ma mère pour savoir si tout allait bien et quand était programmée la prochaine chimio. Evidemment, il en a profité pour me poser des tas de questions, et même en essayant de nier je n'ai pas réussi à être convaincante. Il m'a proposé de m'aider, gracieusement, parce que nous étions "de bons amis" et que c'était "normal". Non, je ne trouvais pas ça normal, mais j'aurais tout fait pour que mes parents aillent mieux... J'ai donc accepté son aide. En retour, je devais passer un peu de temps seule avec lui de temps à autre. Cela ne me dérangeait pas au point de refuser, je voyais bien qu'il me voulait pour lui, mais je me taisais. Je n'avais pas envie de gâcher notre belle amitié à tous les trois. Trop lâche. Je l'ai supplié de ne rien dire à Guewen, je ne voulais pas l'accabler de mes soucis, et surtout passer pour la pauvre de service.

Il y a eu ce moment, tard dans la nuit, que je n'oublierai jamais. Nous nous sommes retrouvés seuls, Guewen et moi, ce n'était pas voulu, à vrai dire j'avais dans l'idée de seulement savoir comment lui et Thibalt allaient. Nous étions si proches, la tension était tellement palpable... Je me suis envolée, j'ai oublié mes soucis, j'ai complètement fait l'impasse sur Thibalt et ses avances. J'étais à Guewen, je lui appartenais, et pire encore je désirais lui appartenir. Cependant, lorsqu'on monte trop haut, la descente est brutale, et je me suis enfuie, lâchement. Thibalt a dû apprendre ce qui s'était passé, puisqu'à peine quelques jours après, il m'a posé un ultimatum des plus dérangeants. Soit je faisais ce qu'il voulait, et par conséquent laisser Guewen et tous mes rêves d'amour, soit il me coupait les vivres, c'est-à-dire qu'il ne me financerait plus les traitements de mes parents. J'ai hésité, mais j'ai fini par choisir mes parents, au prix de mon bonheur avec Guewen. Il a monté tout un coup, m'a présenté à un ami à lui, m'a dit de faire comme si j'en étais amoureuse, que ça lui ferait plaisir. Je l'ai fait, en dépit de ma tristesse. Je ne me doutais pas que ce qu'il voulait, c'était de dégoûter Guewen de moi en le faisant me voir avec cet ami. C'est ce qui s'est produit. J'aurais voulu mourir à cet instant. Je n'en avais rien à faire de ce mec, ce que je voulais c'était juste Guewen, seulement lui et moi... mais tellement plus que mes parents guérissent.

Il a coupé les ponts avec moi. Je me sentais partir vers le fond de l'abîme, encore plus lorsque Thibalt venait me retrouver dans le dos de son ami. Je me sentais comme une prostituée, je lui offrais ma compagnie et en échange il m'offrait les traitements de mes parents. Au tout début j'étais contente, je pouvais enfin avoir mon appartement à moi, ne plus avoir sur les épaules cette ambiance pesante à la maison, mener ma vie comme je l'entendais. Mes parents avaient l'argent pour leur traitement, ils ne posaient pas de questions. Mais avec cette histoire entre Thibalt et moi après le baiser électrique de Guewen, je n'arrivais plus à en profiter. Je n'avais pas quitté ni mon travail ni mes études, je me disais qu'il me faudrait certainement un point de ralliement une fois que tout cela serait terminé, du moins j'espérais que cela allait se finir un jour.

Je l'ai revu, dans un lieu totalement en désaccord avec ses principes. Guewen, entouré de potiches. Je voulais me la jouer détachée, jusqu'à ce qu'une d'entre elles le presse pour s'en aller. Loin de moi. Il ne s'est pas soucié de ma personne, j'avais la poitrine béante et le coeur au bord des lèvres. Le sentiment tout à fait inverse de ce qu'il m'a fait ressentir l'unique fois où nous nous sommes embrassés. Me pincer pour me réveiller ? Non, ce n'était pas un rêve. Il avait définitivement lacéré tout ce qui nous unissait. Rien n'avait changé en moi, j'aurais tellement aimé ne plus rien ressentir pour lui.